Homélie 28 avril 2024
par l’abbé Gaël de Breuvand
Ac 9, 26-31 ; ps 21 ; 1 Jn 3, 18-24 ; Jn 15, 1-8
« Par Lui, avec Lui et en Lui, à toi Dieu le Père Tout-Puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire ! » Vous avez reconnu ces paroles, la conclusion de la grande prière eucharistique, qu’on appelle la grande doxologie : une action de grâce à rendre gloire à Dieu. Et si je vous la récite aujourd’hui, c’est parce que son sens se trouve dans l’Évangile. En trois, quatre, cinq mots, nous avons résumé ce que voulait dire l’Évangile. « Par Lui, avec Lui et en Lui, à toi Dieu le Père Tout-Puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire. »
I – L’image de la vigne
Dans l’Évangile d’aujourd’hui, Jésus a employé une image, celle de la vigne. On la connaît bien : dans l’Ancien Testament, chez les prophètes, c’est une image qui est souvent utilisée, et habituellement la vigne désigne le peuple d’Israël, le peuple de Dieu, et Dieu Lui-même est le vigneron. Dieu se présente comme celui qui plante la vigne, qui la cultive, qui la protège, à la fois même qui la rabroue parce qu’elle n’a pas donné le fruit qu’Il attendait. Ainsi, Dieu se présente parfois comme un créateur, Celui qui a planté la vigne, le créateur de l’Homme, un créateur plein d’attentions et de bontés, providence, providence, comme un père, et Il se présente aussi comme un juge, car Il tient compte de la réponse de la vigne, si elle porte de bons fruits ou si elle n’en porte pas. Et on est bien d’accord avec les auteurs bibliques : l’image de la vigne est une belle image parce que c’est une image agricole, donc – surtout à l’époque de Jésus – elle parle à tout le monde. Mais parmi tous les produits de la terre, la vigne a une caractéristique tout à fait spécifique : Jésus et ceux de l’Ancien Testament n’ont pas employé de parabole du champ de pomme de terre… C’est mieux, car si Dieu nous disait : vous êtes un champ de patates, ce serait un peu bizarre, pour deux raisons : d’abord, il n’y a pas de pommes de terre à cette époque en Europe, il n’y en avait qu’en Amérique du Sud ; et puis, ce que l’on veut quand on produit des patates, c’est qu’il y en ait beaucoup. Or, pour la vigne, ce n’est pas d’abord le « beaucoup » qui compte, mais c’est la qualité. La vigne est un peu mystérieuse. Ce fruit-là permet de produire un vin ; et si vous êtes amateur de vin vous le savez pour l’avoir testé, et si vous n’êtes pas amateur vous le savez parce que c’est dans la culture, une même vigne à deux années d’intervalle ne produit pas le même vin ; un même cépage sur deux terres différentes ne produit pas le même vin. Il y a une variété, une personnalité dans le vin, et la Bible nous disait dans un verset : « le vin réjouit le cœur de l’homme ». Cela rejoint notre expérience : le vin rejoint notre caractéristique propre, humaine, de la joie, de la réjouissance. Se réjouir ensemble, on ne le fait jamais aussi bien qu’avec un peu de vin – en quantité raisonnable, n’est-ce pas…- C’est un signe de la célébration de la convivialité dont nous rêvons au fond de nos cœurs. C’est un signe de communion, lorsque les cœurs sont unis. Belle comparaison de la vigne. Cette vigne qui est peuple de Dieu, dont Dieu veut prendre soin.
Mais Jésus, quand Il en parle aujourd’hui, Il ne le fait pas tout à fait de la même manière. Il ne dit pas : « vous êtes la vigne » : il commence en disant « JE SUIS la vigne ». Et là, on entre dans une nouvelle étape : Dieu n’est plus seulement un créateur à distance de Sa vigne, non, Dieu EST la Vigne, et nous sommes connectés à la vigne, nous sommes la vigne aussi. Il n’y a pas de vigne s’il n’y a pas de sarment. Il n’y a pas de sarment s’il n’y a pas de vigne. Avec cette image-là, Jésus veut nous parler d’une communion encore plus intense, plus grande que tout ce que nous avions pu imaginer avant. Dieu se fait Lui-même la vigne en Jésus. Dieu le Créateur vient au cœur de la créature, Il se fait l’un de nous. Désormais nous ne sommes plus un objet extérieur d’affection et de la tendresse de Dieu, nous sommes le sarment de cette vigne, nous sommes au cœur de Dieu. Nous ne sommes plus à l’extérieur de Dieu, mais nous sommes ‘en Dieu’, et Dieu est ‘en nous’. C’est ce que signifie cette démarche-là. C’est pour cela que Jésus, tout au long du chapitre 15 selon saint Jean, va insister sur cet élément : « Demeurez en moi comme moi en vous. » Une communion, une union intense, intime, avec le Seigneur. Intimité étroite : Jésus est la vigne, nous sommes les sarments, nous sommes greffés à la vigne ; c’est bien la même sève qui coule en nous, Jésus est comblé de l’Esprit Saint, et nous sommes, parce que connectés à Lui, remplis de l’Esprit Saint nous aussi. C’est bien ce que nous avons reçu au jour de notre baptême et qui va être déployé au jour de votre confirmation. Cette image de la vigne, image de la communion intime, qui est parce que c’est par le Christ, c’est Jésus qui l’a décidé, c’est Lui qui dit « Je suis la vigne », c’est Lui qui agit, qui existe, qui existe entre nous et Lui. Alors, cette idée où Dieu est premier, c’est Lui qui fait le premier pas, saint Jean dans la Deuxième Lecture nous le rappelait aussi, c’est Dieu qui fait le premier pas dans la relation que nous avons avec Lui. C’est Lui qui nous a créés, et ensuite, Il est venu à notre rencontre, qui s’est dévoilé à travers tous les prophètes, c’est Lui qui, en Jésus, vient habiter au milieu de nous pour nous sauver. Et là, on a une parole de Jésus : « En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. »
II – Hors de moi, vous ne pouvez rien faire
C’est la deuxième partie. Nous avons souvent l’impression, quand on parle de Salut, que cela dépend de nous : ce sont mes efforts, ma bonne volonté, tous ces mille instants de mes journées où je pose un acte d’amour, qui ‘sont’ mon salut. C’est notre petite tentation : car en réalité, si moi je peux faire mon salut, si moi je peux atteindre le niveau de Dieu – parce que c’est ça, le salut – si moi par mes propres forces je peux rencontrer Dieu face à face, c’est une hérésie, qu’on appelle le pélagianisme (à vos souhaits !). Pélage était un moine qui a vécu dans les années un peu avant 400, un peu avant saint Augustin, ou à peu près en même temps. Ce moine était né chrétien, a grandi comme chrétien et s’est rendu compte qu’il fallait tout donner à Dieu, et est devenu moine. Et à l’époque, et encore aujourd’hui, lorsqu’on devient moine on donne sa vie sous le signe de l’ascèse de l’exercice physique, spirituel, il s’agit de faire des efforts pour se commander à soi, et ainsi rencontrer Dieu. Mais il a pensé – c’est une petite tendance naturelle : quand on fait quelque chose de bien on a tendance à le valoriser un peu plus que ça ne le mérite – il a pensé que c’était par ses efforts qu’il pouvait rejoindre Dieu, être sauvé. Alors il a élargi cette idée en pensant que c’était l’effort de l’homme qui pouvait nous sauver. Il avait déjà entendu parler de la grâce de Dieu – cet amour de Dieu qui nous est donné et qui nous conduit – mais il l’a pensée comme un petit coup de pouce de temps en temps pour nous rendre plus faciles les choses. Alors cela a été condamné par un Concile dans les années 430, et c’est saint Augustin qui a pris position contre le pélagianisme.
Pourtant saint Augustin était également moine et avait l’habitude de faire des efforts. Mais saint Augustin, dans sa vie personnelle, avait touché quelque chose, il s’était rendu compte qu’il avait été pécheur – et un grand pécheur : il avait fait n’importe quoi de sa vie dans tous les domaines, que ce soit dans la recherche des plaisirs, dans l’orgueil, dans la recherche de la puissance, dans la domination intellectuelle en particulier – donc il avait fait n’importe quoi de sa vie, et il a découvert que Dieu était venu le chercher, lui. Et que si un jour il avait posé un acte bon, ce n’était pas grâce à lui, mais d’abord et essentiellement parce que Dieu lui avait fait don de Sa Grâce, de Son Amour, de son Esprit Saint. Seule cette grâce, cette force, ce dynamisme, cette impulsion profonde de la vie de Dieu, que Dieu a déposée en nous, peut nous pousser, nous conduire à poser des actes bons. Si nous cherchons à agir par nos propres forces, nous allons passer à côté. Tout le monde connaît le grand discours de Paul sur la charité et sur l’amour : « J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’une cymbale qui résonne. »
Cela sonne creux… C’est cela que saint Augustin a touché, et cela à côté de quoi Pélage est passé : il n’a rien compris. Celui qui sauve, ce n’est pas nous, mais Dieu. Il s’agit de Le laisser agir, et c’est parfois bien plus difficile que de nous en occuper nous-mêmes. Ce qui fait notre Salut, c’est l’œuvre de Dieu, c’est Dieu Lui-même, c’est Lui qui dépose en nous la foi, c’est Lui qui dépose en nous l’amour, c’est Lui qui nous fait entrer dans l’amour même du Père pour le Fils dans l’Esprit. Nous entrons dans la Trinité tout entière, dans la danse d’amour de Dieu ; pourquoi ? Parce que Dieu nous y attire, Dieu nous y conduit. Cela ne veut pas dire qu’il faut qu’on ne fasse rien : Il faut bien que l’on travaille un peu ! Mais nous sommes là pour collaborer à cette œuvre de Dieu, pour collaborer à ce cadeau de Dieu, pas pour ‘faire’ par nous-mêmes. Ce qui nous sauve, ce n’est pas notre effort, mais le don de Dieu.
Je conclus : soyons les sarments que le Seigneur attend, laissons-nous remplir par la sève de la vigne, cet Esprit Saint ; choisissons de rester connectés à cette vigne, qui est la sève ; cet Esprit nous est donné, alors accueillons-Le. N’hésitons à faire à faire comme sainte Thérèse de Lisieux, que vous connaissez : elle a prêché la petite voix, le petit chemin, le chemin des pauvres et des humbles. Quel est ce chemin ? C’est de se rendre compte que nous sommes des nains, et que nous n’arriverons jamais à atteindre la hauteur de Dieu ; mais Jésus est là, et c’est Lui qui veut nous prendre dans Ses mains. Et lorsqu’en 1890 elle écrit ces mots, elle est à la pointe de la modernité, elle nous dit : « choisissons de nous laisser porter par le bras du Christ vers le cœur du Père comme si nous étions dans un ascenseur. » L’ascenseur vient d’être inventé à cette époque. Il faut bien entrer dans l’ascenseur. Il faudra bien en sortir, il faut bien se laisser faire, il faut bien que nous fassions quelque chose, mais laissons-nous porter. Le mouvement qui nous élève, c’est Dieu qui l’accomplit. C’est là le sens de la grande doxologie du canon. « Par Lui, avec Lui et en Lui – par Jésus, avec Jésus, en Jésus – à Toi Dieu le Père Tout-Puissant dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire. » Qu’est-ce que c’est que la gloire de Dieu, qu’est-ce que c’est que l’honneur de Dieu ? C’est quand Son projet s’accomplit, lorsque nous sommes effectivement vigne du Seigneur, par Jésus, avec Jésus, en Jésus.
Il s’agit que nous acceptions d’entrer dans cette union intime avec le Christ. Une union du cœur à cœur, une union du corps à corps ; c’est ce que nous vivrons dans la consécration avec le Corps et le Sang de Jésus qui nous sera donné à manger, non pas comme une nourriture extérieure, mais comme un acte d’union intime, la plus grande, la plus belle intimité qui soit ; accueillons-Le, c’est Lui qui vient nos sauver.